Le crime de Peggy Sue
La nuit même, alors que Peggy dormait, la tête appuyée contre le flanc du chien bleu, elle fut tirée du sommeil par une sensation de danger imminent. Les yeux brouillés, elle s’assit.
Elle eut la surprise de voir les enfants descendre des chariots en prenant mille précautions (comme s’ils ne voulaient pas réveiller leurs parents) et se faufiler hors du campement. C’était curieux, et inquiétant, car il n’était guère prudent pour les petits d’aller traîner dans les ruines.
La jeune fille décida de les suivre. Les gosses se donnaient beaucoup de mal pour ne pas être vus. Leur petite taille facilitait leur « évasion ».
« Que fabriquent-ils ? s’étonna Peggy. D’habitude ils ont peur de s’éloigner des chariots. »
Les enfants se glissèrent dans les ruines et s’assirent au bord d’une crevasse béante. Ils souriaient et dodelinaient de la tête. Parfois, ils pouffaient de rire. Au bout d’une minute, ils commencèrent à fredonner en chœur.
De temps en temps, ils se penchaient dangereusement pour regarder dans la lézarde.
— Coucou ! criaient-ils, on est là ! Vous nous voyez ? Coucou ! Coucou !
Inquiète, Peggy sortit de sa cachette.
— Salut, dit-elle en s’approchant d’un pas nonchalant. Qu’est-ce que vous faites là ?
— On écoute les chansons, répondit un garçonnet aux cheveux bouclés. C’est pas pour les grands. Laisse-nous !
Peggy s’agenouilla à côté de lui.
— Des chansons ? s’étonna-t-elle, voyez-vous ça !
— Oui, insista le gamin, elles sortent de la crevasse, mais les grands peuvent pas les entendre. C’est juste pour nous, les gosses.
— Et que racontent-elles ces chansons ?
— Des trucs rigolos, des blagues… ils ont l’air de drôlement s’amuser en bas. J’aimerais bien aller les rejoindre.
— Qui ça ?
— Les enfants qui ont disparu dans les crevasses. Ils sont en bas, ils chantent, ils sont heureux, ils s’amusent.
— Comment le sais-tu ?
— Ils nous le disent, dans les chansons. Ils nous demandent de sauter dans la lézarde pour venir les retrouver.
Peggy se figea, en alerte.
« Un piège de la Dévoreuse ! songea-t-elle. Elle imite des voix d’enfants pour les convaincre de sauter dans le vide. De cette façon, elle n’a même plus à se donner le mal de les chasser, ils viennent d’eux-mêmes se jeter dans sa gueule. »
Elle tendit l’oreille, essayant de détecter un chant en provenance du gouffre.
— Je n’entends rien, observa-t-elle.
— Bien sûr, grogna le garçonnet, mécontent. Ils se taisent toujours en présence des grands. Va-t-en ! tu nous empêches de nous amuser. Tu crois que c’est drôle de vivre dans la caravane ? On s’ennuie toute la journée, il faut rester dans les chariots, et quand on s’arrête on n’a pas le droit de courir ou de s’éloigner, c’est casse-pieds ! En bas ils font tout ce qu’ils veulent. Ils chantent, ils dansent, c’est tous les jours la fête…
— Ce sont des mensonges, murmura Peggy Sue le plus calmement possible. La Bête vous raconte ça pour vous convaincre de sauter. C’est elle qui imite les voix. Ne l’écoutez pas. Elle veut vous dévorer.
— Tu racontes n’importe quoi ! cria le gosse. T’es trop grande pour les entendre. Et puis t’es moche, elle voudrait pas de toi ! La Bête n’est pas méchante, elle s’ennuie, elle aime être entourée d’enfants qui la distraient. Elle veut se faire des copains, c’est tout. Les adultes l’embêtent… Elle dit que si nous restons avec nos parents, nous deviendrons aussi crétins qu’eux !
— Allons, tu exagères, vos parents ne sont pas des crétins, ils luttent pour vous soustraire aux effets du gaz toxique.
— Justement, on ne veut pas devenir comme eux, courir toute la journée, tirer les charrettes comme des ânes… Tu parles d’un programme ! On veut rire et s’amuser. On ne veut pas grandir. La Bête nous a dit qu’en bas on ne grandirait plus et qu’on jouerait tout le temps.
— Des mensonges, répéta Peggy. Allons, revenez au camp.
— C’est toi la menteuse ! trépigna le garçonnet. Et nos parents mentent aussi ! Ils sont jaloux de voir qu’on serait plus heureux avec la bête des souterrains, alors ils inventent des histoires comme quoi elle nous dévorerait, mais c’est faux ! c’est faux !
Sous l’effet de la colère, le gamin s’était dressé. Son petit visage était rouge et ses yeux lançaient des éclairs. Ses copains l’imitèrent.
— Laisse-nous ! hurla-t-il, nous voulons chanter, nous voulons jouer… fiche-nous la paix !
Brusquement, avant que Peggy Sue ait eu le temps de réagir, le petit garçon empoigna les mains des deux enfants qui l’encadraient et… sauta dans la crevasse en leur compagnie.
Peggy poussa un cri d’horreur et se jeta à plat ventre pour essayer de les rattraper mais ils avaient déjà disparu au fond du gouffre. Aussitôt, les autres gosses les imitèrent. Un à un ou deux par deux, ils plongèrent dans les ténèbres de la faille en pouffant de rire, comme s’il s’agissait d’une bonne blague.
Les cris de la jeune fille avaient réveillé les adultes qui se précipitèrent.
— Vite ! leur ordonna Peggy. Vite, attrapez-les…
Elle-même s’était jetée sur deux enfants qu’elle ceinturait en dépit des coups de poing qu’ils lui expédiaient.
Sébastian lui vint en aide et saisit deux marmots par la peau du dos, comme des chatons. En dépit de leurs efforts, ils ne purent empêcher les autres gosses de disparaître dans la lézarde.
*
Ce drame mit la caravane en émoi. Peggy eut beau expliquer à dix reprises ce qui s’était passé, le doute subsista. Arrivés trop tard sur les lieux, les adultes n’avaient pas bien compris ce qui se passait, ni le sens de ses gesticulations.
— Ils vont t’accuser d’avoir jeté les gosses dans la crevasse, chuchota Sébastian. Ils se méfient de nous, nous sommes des étrangers. Ça ne sent pas bon… Je crois qu’il va falloir songer à ficher le camp avant qu’on ne nous fasse un mauvais sort.